
À l’aube, la capitale japonaise n’est plus qu’un champ de cendres. En une seule nuit, les flammes ont englouti plus de 100 000 vies. Une tragédie souvent reléguée dans l’ombre, mais gravée à jamais dans la mémoire du silence
La nuit du 9 au 10 mars 1945, un événement tragique mais souvent ignoré de la Seconde Guerre mondiale a marqué Tokyo de manière dévastatrice. Entre minuit et cinq heures du matin, les forteresses volantes de l’United States Army Air Force lancent une offensive d’une ampleur inouïe contre les quartiers populaires de la capitale japonaise. En termes de bombes larguées, ce bombardement dépasse de loin ceux effectués par la Luftwaffe à Londres en 1940, et la superficie détruite est quinze fois plus importante. Cet épisode tragique, appelé « Meetinghouse », est une des premières grandes applications des bombardements de zone qui deviendront la norme dans les guerres futures, notamment en Corée et au Vietnam.
Le contexte militaire et stratégique
L’opération est lancée après plusieurs échecs dans la campagne de bombardements sur le Japon, en raison de la difficulté de frapper les cibles à haute altitude dans des conditions climatiques difficiles. Curtis E. LeMay, responsable des bombardements aériens depuis janvier 1945, remplace son prédécesseur, le général Hansell, qui n’a pas réussi à infliger de lourdes pertes stratégiques au Japon. LeMay décide de modifier radicalement la stratégie. Au lieu de bombarder à haute altitude, il privilégie des attaques de nuit à basse altitude, avec des bombes incendiaires à base de napalm, une arme destructrice qui avait déjà été testée dans le Pacifique.
Les B-29 Superforteresses, avions sophistiqués et puissants, sont préparés pour cette tâche. Bien que capables de voler à 10 000 mètres, LeMay choisit de les abaisser à 1 500 mètres pour une efficacité maximale. Il retire leurs canons de défense pour augmenter leur vitesse et les charge avec des bombes à napalm, un produit inflammable qui génère des incendies dévastateurs.
La stratégie de destruction

Le 10 mars 1945, 325 bombardiers B-29 partent de l’île de Guam, 3 000 km au sud de Tokyo. Ils arrivent dans la capitale japonaise vers minuit. Les cibles sont les quartiers populaires de la ville, où se trouvent de nombreux ateliers servant les industries militaires. En raison de la construction principalement en bois, ces quartiers sont particulièrement vulnérables aux incendies. L’objectif est de reproduire les tempêtes de feu qui avaient ravagé Hambourg en 1943 et Dresde en février 1945. LeMay et ses équipages espèrent provoquer un feu massif en combinant des bombardements de napalm et des bombes incendiaires.
Les bombardiers déversent leurs charges de manière précise, créant une couverture incendiaire en forme de croix, puis un quadrilatère pour entourer les zones à détruire. Chaque minute, dix tonnes de bombes sont larguées, alimentant un déluge de feu d’une intensité inimaginable. L’attaque est d’une brutalité totale, et bien que Tokyo soit défendue par des batteries antiaériennes et des chasseurs japonais, la surprise et la violence de l’attaque la rendent presque impossible à contrer.
L’horreur de la nuit

Le feu, nourri par les bombes, devient incontrôlable. En quelques heures, les flammes engloutissent les quartiers ouvriers de Tokyo, réduisant en cendres des zones de 40 km². Des milliers de civils sont piégés dans l’enfer du feu. Environ 105 000 personnes perdent la vie ce soir-là. Cette catastrophe frappe les classes les plus pauvres de Tokyo, qui n’ont pas pu fuir la ville, qui avait vu sa population fondre de 7 millions à 3,5 millions d’habitants en cinq ans.
Les conséquences sont terribles : les pompiers, mal équipés, ne peuvent rien faire face à l’ampleur des incendies. Les derniers équipages de bombardiers, en rentrant, décrivent l’odeur de mort qui émane des corps calcinés. Les quartiers riches du sud de Tokyo, ainsi que le palais impérial, échappent cependant aux destructions. Ce n’est que plus tard, dans la nuit du 25 au 26 mai 1945, que ces zones seront à leur tour bombardées.
Les répercussions et la réflexion

À la fin de l’attaque, 279 des 325 bombardiers ont atteint leurs cibles, et seulement quatorze ont été abattus. Curtis E. LeMay, qui deviendra une figure controversée, réfléchira longuement sur cet événement. Il affirmera que le nombre de victimes à Tokyo cette nuit-là dépasse celui des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki réunis. Il reconnaîtra que, si la guerre avait été perdue pour les États-Unis, il aurait sans doute été jugé comme criminel de guerre. Cependant, pour lui, la guerre consistait en une chose simple : « Il faut tuer des gens, et quand on en a tué suffisamment, ils arrêtent de se battre. »
Le bombardement de Tokyo restera dans l’histoire comme un exemple extrême de la guerre totale, où les frontières entre la stratégie militaire et la destruction de la population civile deviennent floues. Cet épisode tragique reste pourtant un aspect souvent oublié de la Seconde Guerre mondiale, éclipsé par les événements qui ont suivi, comme les attaques atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki.