Il s’agit des extraits tirés de l’ouvrage Mémoire du Monde noir, écrit en 2005 par David Gakunzi, à qui nous présentons encore nos hommages pour la qualité de la recherche.

« Un peuple qui a la mémoire courte est un peuple qui n’a pas d’avenir »

HAÏTI : Les jacobins noirs

Le 1er janvier 1804, à la suite d’une violente révolte d’esclaves, Saint-Domingue devient Haïti, la première république noire indépendante de l’Histoire. Messieurs : cric ! Mesdames : crac ! Ce jour-ci une métamorphose mémorable a lieu à des lieux des Caraïbes. Les tambours ont roulés, grondés, hurlé. Le message, le sermon s’est répercuté du gommier au filao, du poirier au cocotier, du palmier à la canne à sucre : « Devant la postérité et l’universalité, jurez : plutôt mourir que vivre esclaves ». Le peuple vendu, le peuple marchandé, le peuple acheté, le peuple-houe s’est métamorphosé en peuple-machettes. Machettes qui coupaient la canne à sucre, machettes qui coupent les têtes. De France, d’urgence, Napoléon a envoyé son beau-frère Leclerc avec des milliers de soldats pour remettre les choses à leur place. C’est-à-dire les fers sur les jambes des nègres. Les machettes invisibles, imprévisibles, ont volé plus rapide, plus tranchant, plus haut. Ci-gisent décapités Leclerc et des milliers de ses soldats qui croyaient profondément que tous les hommes naissent les uns plus égaux que les autres. Ce jour-ci, de sueur et de sang, de Saint-Domingue est née Haïti, la première république noire.

JOHN HOPE FRANKLIN : Chercheur de racines

Né le 2 janvier 1915, John Hope Franklin, professeur d’histoire depuis 1937, est aujourd’hui l’un des grands collecteurs de la mémoire afro-américaine. C’est un chercheur des racines. Au pas, à travers âges et générations, il suit la mémoire afro-américaine. Avec intelligence et passion, il ramasse le passé ancien et le passé neuf, les bras, les jambes, les yeux, les corps mis à l’épreuve de la douleur et de la joie. C’est un chercheur des racines. Au pas, à travers âges et générations, il suit la mémoire afro-américaine. Pour redire à la terre comment tout cela s’est passé : les bateaux et les champs de coton, le droit de vote et les lynchages. Inlassablement il dit à son peuple : « Ouvre les yeux mon peuple et regarde l’arbre avec ses branches et ses cimes. C’est avec ses racines qu’il est plein d’identité et peut se mesurer face à face avec le ciel. » C’est un chercheur des racines.

CLR JAMES : Historien de la révolte

Né le 4 janvier 1911 à Trinidad, CLR James a été durant toute sa vie un militant de l’émancipation africaine, et surtout un grand historien de la révolte des esclaves à Saint-Domingue. Que dire ? Toussaint Louverture le jacobin noir, Jomo Kenyatta le javelot flamboyant, Kwame Nkrumah l’apôtre de l’unité africaine. Que dire ? Les Caraïbes et la tête engoncée dans les épaules. L’Amérikkke et la senteur des champs de coton. L’Afrique et les sept déserts de feu, les sept mers de sang à traverser pour la délivrer. Que dire ? L’Afrique sujet agissant, façonnant son destin selon ses propres intérêts. Pour dire tout ça, il y eut CLR James.

Le sang à Léo

Le 4 janvier 1959, l’administration belge interdit une manifestation de l’Abako (association du peuple bakongo). C’est l’émeute. La répression qui s’ensuit, les jours suivants, est féroce. À Léo, à Léopoldville le sang, le sang, le sang. À Léo, à Léopoldville la terre est empourprée de sang. Las du silence des congolais voulaient parler. Parler, parler, parler. La force publique n’était pas d’accord. Coups de feu, coups de feu, coups de feu. S’ils s’obstinent à faire de nous des héros on va voir ce qu’on va voir se disent alors les gens. Mais quels gens, quoi ces gens ? Bras et corps, corps et âmes levés, des Congolais qui sortent leurs corps du silence des nuits. À Léo, à Léopoldville rien ne sera plus comme avant.

Dr Nico : Le magicien de la guitare

Grand guitariste, Dr Nico a marqué la musique congolaise des années 60. Espérances larges et appels à la vie, ses guitares déroulent un même frisson de sueur, de douleur et de joie. Mélodies de rues, dialogues de bar, ses guitares labourent les nuits sensuelles et nostalgiques. Et le réel accroche le rêve et les hanches chassent les angoisses et les corps embrassent dans une longue étreinte la joie bienheureuse des folles espérances. Mawaaaaaaaaaaaa !

New Cross massacre : morts en célébrant la vie

Ce 21 janvier 1981, les rues de Londres sont couvertes de manifestants. Le 18 janvier 1981, treize adolescents noirs sont morts, brûlés, à Londres, victimes d’une bombe lancée contre leur discothèque par des partisans de l’extrême droite. La nuit est chaude. Très chaude. Une basse roule, des congas éclatent, des saxophones soufflent ; le DJ s’active et de ses doigts magiques sortent des sons ensorcelés et ensorcelants. Des pas qui s’élèvent, des claquements de ses doigts, des corps qui se balancent, qui sautent jusqu’aux nues, des éclats de rire, des rires généreux qui déchirent les masques, le rhum qui brûle aussi chaud que le drum. Un sentiment de bonheur intense. Des regards se croisent, des corps se parlent, des rêves prennent corps. Et soudain le cauchemar ! Sans transition. Du paradis à l’enfer. Des hurlements, des cris de panique, du sang, des corps déchiquetés, le choc des corps. Et tout le monde qui court dans tous les sens, et tout le monde qui tente de sauver sa peau. Et tout le monde qui ne la sauvera pas. Treize mômes qui étaient là pour célébrer la vie. Pour tuer, une bombe a été balancée sur leur discothèque.

Mahalia Jackson : Joyeux vacarme

Née en 1911 et morte le 27 janvier 1972, Nahalia Jackson – voix énergique et lumineuse – est considérée par la plupart des critiques comme la plus grande chanteuse de negro spirituals. Une voix émettrice d’un joyeux vacarme adressé à Dieu peut-elle avoir le pouvoir de réaliser des miracles ?
On raconte qu’un jour il pleuvait, il pleuvait sur New-York City. Nahalia Jackson monta sur scène, la voix imprégnée d’un esprit de joie : « Je me demande si vous êtes prêts à rester sous cette pluie à m’écouter. Je vais simplement essayer de vous réchauffer. » Grognements, exclamations fortes, dramatiques, vibrations électriques, swing sacré… Aussitôt le déluge se calma, la pluie cessa de tomber, le firmament se constella d’étoiles. Miracle d’une voix émettrice d’un joyeux vacarme adressé à Dieu. C’est sûr cette femme-là était sur terre avec une mission. Pas de doute. Amen !

L’assassinat de Patrice Lumumba : Le dos au vent

Le 17 janvier 1960, Patrice Lumumba est assassiné. Il est entré depuis dans l’histoire de l’Afrique comme héros national du Congo (ex Zaïre). Un homme marche à pas de géant. Dans sa tête qui frôle le ciel se bousculent 300 ans de songe de liberté d’un peuple en cage. Un homme marche droit. Sous ses pas se dessine, émerge la terre promise : un Congo uni. Partout la voix martelée et volontaire, le regard direct et le sourire amical ou ironique, il pose la même question : « Congo à qui appartiens-tu ? » Un homme marche. Et à travers sa route se dressent des rois étrangers qui dévorent goulûment des Congolais de diamant et de cuivre, des Congolais de bauxite et d’uranium. Un homme marche. Et à travers sa route se dressent des nègres vendeurs de nègres, des sergents colonels. Par dollars ou par balles il faut arrêter cet homme, chuchotent-ils. Sa mystique pourrait traverser les frontières, les océans. Un homme marche en communion avec son peuple. Il est déjà vendu. Vendu à son peuple. Il n’est plus achetable. Si ce n’est par dollars alors ça sera par balles. Du côté de Katanga, siège de la compagnie minière belge UMHK s’est arrêtée la marche d’un homme. Il s’appelait Patrice Lumumba. Il est mort le dos au vent.

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