La saison du Nobel 2021 a débuté début octobre, avec le Prix Nobel de Littérature décerné à un digne fils d’Afrique, le Tanzanien Abdulrazak Gurnah. Le Prix Nobel de la paix, lui, est revenu à deux journalistes d’investigation. Une première.

Le prix Nobel de littérature 2021 a été attribué à l’auteur tanzanien Abdulrazak Gurnah « pour son regard sans compromis et plein de compassion sur les effets du colonialisme et le sort des réfugiés », aux termes de l’annonce faite par le jury du Nobel à Stockholm, le jeudi 7 octobre.
Le Nobel de Littérature, qui constitue un sacre mondial, est attendu fiévreusement chaque année autant par les auteurs, les éditeurs que les férus de lecture du monde entier.
Il s’agit aussi ici un clin d’œil à l’immigration, un phénomène multiforme, avec ses drames mais également ses hauts faits d’armes, que l’Académie suédoise a voulu jeter pour attirer l’attention des différents acteurs.

Abdulrazak Gurnah, prix Nobel de littérature

Le comité Nobel a précisé, parlant de l’écrivain tanzanien, que « son travail nous donne une image très vivante d’une Afrique que tout le monde ne connaît pas ».
Abdulrazak Gurnah est né en 1948 à Zanzibar, qui sera débaptisé en Tanzanie à l’indépendance. Il s’est exilé au Royaume-Uni à l’âge de 18 ans, se sentant en insécurité dans son pays en tant que ressortissant d’une minorité ethnique. Il vit actuellement à Canterbury.
Il est l’auteur d’une dizaine de romans bien connus dans le monde anglo-saxon, dont le plus célèbre « Paradis » (1994), mais aussi « Au bord de la mer » (2001) ou encore « Mémoire du départ ».

« Les immigrés ne viennent pas les mains vides », assure Gurnah

« La voix des immigrés », c’est ainsi que les observateurs ont accueilli la victoire du Tanzanien, qui a réagi en estimant, simplement, que  » les immigrés ne s’exportent pas les mains vides, mais contribuent à la richesse des pays hôtes ».
Dans une interview à la Fondation Nobel, l’écrivain a appelé l’Europe à « changer de regard sur des gens talentueux et pleins d’énergie ». Il ajoute: « Beaucoup de ces gens viennent par nécessité et aussi, franchement, parce qu’ils ont quelque chose à donner ». Certains observateurs ont estimé de leur côté qu’il était temps qu’un auteur non occidental reçoive le prix Nobel, la liste des lauréats étant majoritairement européenne et masculine. Avant Gurnah, un écrivain africain n’avait été récompensé que cinq fois. Il n’est que le quatrième homme noir dans la liste des 117 lauréats.
Abdulrazak Gurnah a été récompensé pour sa narration « empathique et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents », a encore précisé le jury. Son œuvre s’éloigne des « descriptions stéréotypiques et ouvre notre regard à une Afrique de l’Est diverse culturellement qui est mal connue dans de nombreuses parties du monde », a expliqué le jury.

Le deuxième lauréat africain en Littérature après Wole Soyinka

Jusqu’à sa retraite, il était professeur de Littérature anglaise et postcoloniale à l’Université du Kent, à Canterbury, où il était un expert reconnu de l’œuvre de l’autre Nobel de littérature, le Nigérian Wole Soyinka, et du Kényan Ngugi wa Thiong’o, qui figurait aussi sur la liste des candidats au Nobel cette année.
Il est le premier auteur noir africain à recevoir la plus prestigieuse des récompenses littéraires depuis Soyinka, en 1986.En 2020, c’est la poétesse américaine Louise Glück qui avait été sacrée pour son œuvre « À la beauté austère ». Parmi les lauréats en littérature depuis la création des prix, 95, soit plus de 80 %, sont des Européens ou des Nord-Américains – la France, à elle seule, s’est vu décerner 13 % des prix. Ils sont 102 hommes au palmarès pour 16 femmes.

Depuis 2012 et le Chinois Mo Yan – et jusqu’à Abdulrazak Gurnah –, seuls des Européens ou des Nord-Américains avaient été sacrés. C’est la deuxième fois en 35 ans qu’un auteur noir africain reçoit le prix Nobel de littérature après le Nigérian Wole Soyinka en 1986.
Le prix s’élève à 10 millions de couronnes suédoises, soit près de 980.000 euros. La cérémonie de remise du prix a traditionnellement lieu le 10 décembre, date anniversaire de la mort d’Alfred Nobel.

Le Prix Nobel de la Paix décerné à deux journalistes

Le Prix Nobel de la Paix 2021 a, quant à lui, été attribué, le vendredi 8 octobre, à deux journalistes, le Russe Dmitri Mouratov et la Philippine Maria Ressa. Une première dans l’histoire du Nobel.

Maria Ressa et Dmitri Muratow

Respectivement à la tête des journaux russe « Novaïa Gazeta » et philippin « Rappler », ils ont été récompensés, selon l’Académie suédoise, pour « leur combat courageux pour la liberté d’expression ». Il s’agit du premier prix Nobel de la paix à être attribué à la liberté d’information en tant que telle.
Le Prix Nobel de la paix a ainsi voulu attirer l’attention sur la menace permanente de répression, de censure, de propagande et de désinformation qui pèse sur le pilier de la démocratie qu’est la liberté d’expression.
Les deux lauréats « sont les représentants de tous les journalistes qui défendent cet idéal dans un monde où la démocratie et la liberté de la presse sont confrontées à des conditions de plus en plus défavorables », a déclaré la présidente du comité Nobel norvégien, Berit Reiss-Andersen, à Oslo.

Ennemie publique du pouvoir

Agée de 58 ans, Maria Ressa a cofondé la plate-forme numérique de journalisme d’investigation « Rappeler » en 2012, qui s’est investi dans « la campagne antidrogue controversée et meurtrière du régime du président philippin Rodrigo Duterte », a expliqué le comité Nobel.
« Un monde sans faits signifie un monde sans vérité et sans confiance », a déclaré Mme Maria Ressa, considérée comme l’ennemie publique du pouvoir philippin, dans un entretien diffusé en direct par son média d’investigation « Rappeler ».

« Un prix pour ceux qui sont morts pour la liberté d’expression »

Pour sa part, Dmitri Mouratov est l’un des cofondateurs et rédacteurs en chef du journal Novaïa Gazeta, l’une des rares publications indépendantes en Russie, où la vérité est considérée comme une dissidence et est réprimée avec une extrême férocité.
Le trihebdomadaire est notamment célèbre pour avoir dénoncé la corruption, les violences policières, les arrestations illégales et la fraude électorale, avant d’en payer le prix fort, tel que l’a relevé le comité du Nobel.
En effet, déplore-t-il, six de ses journalistes ont été assassinés, dont Anna Politkovskaïa, tuée il y a près de quinze ans. Dmitri Mouratov a annoncé qu’il dédiait le prix à son journal et à ses collègues assassinés pour leur travail et leurs enquêtes. « Ce n’est pas mon mérite personnel. C’est celui de Novaïa Gazeta. C’est celui de ceux qui sont morts en défendant le droit des gens à la liberté d’expression », a-t-il dit avant d’égrener les noms des six journalistes du journal assassinés dans l’exercice de leur profession.
« J’aurais voté pour la personne sur laquelle pariaient les bookmakers, et cette personne a tout l’avenir devant elle. Je veux dire Alexeï Navalny (l’opposant au pouvoir de Vladimir Poutine emprisonné) », a encore le rédacteur en chef.
« Je ne sais pas comment ce prix va influencer la censure qui a été mise en place », a aussi déclaré M. Mouratov, ajoutant qu’il reverserait une partie de la somme accompagnant le Nobel pour soutenir les « médias indépendants et autonomes » de Russie.

Les félicitations de Mikhaïl Gorbatchev

« C’est une très bonne nouvelle, pas seulement une nouvelle, mais un événement. Cette récompense accroît l’importance de la presse dans le monde contemporain », a réagi dans un communiqué l’ancien dirigeant russe Mikhaïl Gorbatchev, également Prix Nobel de la paix, en 1990, et copropriétaire de Novaïa Gazeta.
Paradoxalement, le Kremlin a également tenu à saluer l’événement. « Nous pouvons féliciter Dmitri Mouratov. Il travaille en continu en suivant ses idéaux, en les conservant. Il est talentueux et courageux », a déclaré devant la presse le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov.
Dans un monde où, comme le veut l’adage, « la première victime de la guerre, c’est la vérité », il s’agit du premier prix Nobel de la paix, en cent vingt ans d’histoire, à récompenser la liberté d’information en tant que telle.

« Le comité Nobel norvégien est convaincu que la liberté d’expression et la liberté d’information aident à maintenir un public informé. Ces droits sont des préconditions essentielles pour la démocratie et pour se prémunir contre la guerre et les conflits », a expliqué Mme Reiss-Andersen. « Le journalisme libre, indépendant et factuel sert à protéger contre les abus de pouvoir, les mensonges et la propagande de guerre », a-t-elle précisé.
Reporters sans frontières (RSF) a accueilli avec « joie » l’attribution du prix, affirmant que c’était « un signe puissant, un appel à l’action ». « A cet instant, deux sentiments dominent : la joie et l’urgence », a déclaré Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, devant des journalistes au siège de l’organisation à Paris. « La joie, parce que c’est un merveilleux et très puissant message en faveur du journalisme. Un très bel hommage à deux journalistes, qui représentent l’ensemble des journalistes sur la planète qui prennent des risques pour favoriser le droit à l’information ».
« Et puis, en même temps, un sentiment d’urgence parce que le journalisme est fragilisé, parce que le journalisme est attaqué, parce que les démocraties le sont, que la désinformation et les rumeurs fragilisent autant le journalisme que les démocraties et qu’il est temps d’agir », a-t-il ajouté.

Joe Biden et l’ONU saluent le travail de ces journalistes

Le président américain Joe Biden a de son côté salué les deux lauréats pour avoir, grâce à leur travail journalistique, « rendu compte des abus du pouvoir, exposé la corruption et exigé de la transparence ».
Le secrétaire général de l’Organisation des nations unies, Antonio Guterres, a aussi tenu à réaffirmer « le droit à la liberté de la presse ; reconnaissons le rôle fondamental des journalistes et renforçons les efforts à tous les niveaux pour soutenir des médias libres, indépendants et pluriels », a-t-il dit dans un communiqué. « Aucune société ne peut être libre et juste sans des journalistes capables d’enquêter sur les méfaits, d’informer les citoyens, de demander des comptes aux dirigeants », a-t-il ajouté.

Pour rappel, 24 journalistes professionnels ont été tués depuis le début de l’année et 350 autres restent emprisonnés à ce jour, selon le décompte de RSF, alors qu’en 2020, 50 journalistes avaient été tués.
« Sans liberté d’expression ni liberté de la presse », a conclu Mme Reiss-Andersen, « il sera difficile de réussir à promouvoir la fraternité entre les nations, le désarmement et un monde meilleur », comme le souhaitait Alfred Nobel (1863-1896), le fondateur du prix, dans son testament.
L’an dernier, le Nobel de la paix avait récompensé le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies pour ses efforts contre la faim dans le monde. En 2019, c’est le médecin gynécologue congolais, Dr Denis Mukwege – « l’homme  qui répare les femmes » – qui avait été récompensé pour l’ensemble de son action en faveur des femmes de tous âges souvent sauvagement violentées dans les conflits à l’est de la RDC, parmi lesquelles des bébés et des vieilles personnes.

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