Avant même que le soleil ne perce les nuages matinaux, les coureurs prennent possession des chemins de terre rouge. C’est un rituel immuable en Afrique de l’Est. En Ethiopie, au Kenya, ou en Tanzanie : ils partent courir, sur un rythme tranquille, en petits groupes et parfois à plusieurs dizaines, tels des soldats à l’exercice. Les athlètes sont pour les villageois une apparition familière. Ils font partie de l’envers de la Vallée du Rift, tout comme les minibus de transport en commun qui contournent habilement les trous profonds de la piste ou bien les femmes qui font cuire le maïs sur un petit feu de bois.
Pourtant, ces coureurs aux luxueux vêtements de sport attirent l’attention avant de s’enfoncer dans le paysage vert en pente où des moutons et des vaches se promènent parmi les huttes en torchis. Les Kenyans comptent parmi les meilleurs en athlétisme à
l’échelle mondiale. En 2008, le Kenyan Samuel Wanjiru est ainsi devenu champion olympique du marathon, battant le record olympique en 2h06min32s, sous une terrible canicule.
Colm O’Connell peut concevoir que les Occidentaux soient curieux de cette réussite. Arrivé d’Irlande il y a trente ans pour venir enseigner à Iten, dans la Rift Valley, il a pu vivre de près la transformation de l’ancienne colonie britannique en un pays doté des meilleurs coureurs du monde. Juste devant l’école où il entraîne ses élèves, un panneau de la circulation avertit du risque d’enfants qui courent, et non pas d’enfants qui traversent.
Frère Colm a connu et entraîné des dizaines de champions. Il estime que, pendant la haute saison, près de trois cents athlètes professionnels viennent s’entraîner dans ce lieu, qui compte deux mille habitants.
L’énigme de la victoire
Plus Iten produit de champions, plus il est connu, pense frère Colm. Dans la cantine de son école, il y a un mur des célébrités décoré de photos jaunies. Mais d’autres honneurs sont réservés aux plus grands champions (Ibrahim Hussein, trois fois vainqueur du marathon de Boston, et Wilson Kipketer, trois fois champion du monde et détenteur du record du monde du 800 mètres) qui ont leur arbre, planté en leur honneur, dans la cour de récréation.
L’Irlandais en a vu passer des entraîneurs et des scientifiques, à la recherche d’explications. Selon lui, on exagère toujours un seul et même facteur : l’avantage génétique. « C’est difficile d’affirmer ça. Les gènes s’expriment dans le style de vie, la morphologie, la mentalité et bien d’autres choses. Il y a eu des gens ici qui ont comparé la taille du mollet des Kenyans à celle de coureurs blancs, et les globules rouges, et la capacité d’absorption d’oxygène. Jamais personne n’a pu, pour autant que je sache, réduire le phénomène à un seul facteur décisif. »
Selon Colm, le succès actuel n’a rien de mystérieux. La course ça paye, tout simplement. A Iten, le salaire mensuel moyen est de 50 euros. Lors d’une compétition, en Europe ou aux EtatsUnis, un coureur peut gagner plusieurs dizaines de fois cette somme. La course offre aux Kenyans la possibilité d’une vie meilleure. Dans la Rift Valley, beaucoup de garçons sont prêts à investir de leur temps dans une carrière d’athlétisme. Ils ont l’habitude de courir : il n’est pas rare que les enfants parcourent en marchant ou en courant de longues distances, chaque jour, pour se rendre à l’école.
Entre les deux ou trois entraînements quotidiens, les athlètes retournent chaque fois dans leur chambre pour manger et dormir. Ils ne s’entraînent pas seulement plus que les occidentaux, mais ils se reposent aussi intensivement. Courir, manger, dormir : telle est leur vie.
« Nous sommes ici à 2 300 mètres. Il ne fait donc pas trop chaud pour s’entraîner, mais aussi pas froid comme un peu plus haut », explique Colm. La rareté de l’air à 2 300 mètres a, en outre, l’avantage que le corps fabrique plus de globules rouges, ce qui permet aux athlètes qui descendent ensuite au niveau de la mer d’absorber plus d’oxygène et de courir plus vite. La domination des Kenyans n’est pas près de se terminer, étant donné que les facteurs qui contribuent à leur succès se renforcent mutuellement. Mais le Kenya n’est pas le seul pays d’Afrique à offrir des conditions géographiques favorables, et les Kenyans ne sont pas les seuls à posséder la morphologie idéale et la volonté de se servir du sport pour p r o g r e s s e r dans la vie. Alors pourquoi sont-ils justement ceux qui remportent les marathons partout dans le monde ?
D’après frère Colm, leur succès repose sur une succession de hasards, qui ensemble ont donné naissance à la culture actuelle de la course. Après l’indépendance du Kenya, en 1963, le système scolaire britannique a été conservé. L’école secondaire est le plus souvent un pensionnat, dans lequel l’accent est mis sur le développement physique. Le talent des Kenyans pour la course a ainsi été découvert plus tôt qu’ailleurs. Dans l’armée et dans la police également, le sport suscite un profond respect, ce qui a permis aux coureurs de développer, en échange d’un salaire fixe, leur talent.
« Il y avait donc un terrain fertile », estime Colm. « Quand, à la fin des années 1980, le sport a pu être exercé au Kenya aussi à titre professionnel, cela a provoqué une véritable explosion. Soudain, un athlète pouvait gagner facilement dix fois plus qu’un professeur. Il y a eu une forte émulation et le niveau n’a cessé de monter. Cela a donné aux jeunes de toutes nouvelles possibilités d’améliorer leur sort. » Le calme d’autrefois a disparu. Iten bouillonne aujourd’hui à l’idée d’une vie meilleure.
Arnaud Bébien